EXPLICATION PERSONNELLE DE L’ARTISTE SUR SON ŒUVRE
L’art pictural de Fernand Le Chuiton est dominé par sa personnalité : celte, sensible, humaniste, réaliste, équilibrée, respectueuse des lois naturelles.
Panthéiste, et grand admirateur de la Nature, il est avant tout attiré par les paysages, les arbres, les sous-bois, les mers.
Pour mettre en évidence sa conception de son art, voici quelques extraits de son "Traité du paysagiste" :
…"Le paysagiste en pleine nature est seul, tout seul, avec le ciel, la terre, les arbres, dans cette atmosphère mouvante qui irise la matière et vibre sans arrêt… C’est un monde de formes et de couleurs perpétuellement mobile où tout se modifie d’un instant à l’autre. Il est plongé dans le "Cosmos" dont il se sent partie intégrante et, absorbé par sa contemplation, il ne trouve plus ses limites exactes.
Ses pensées, ses sentiments se sont fondus dans le nuage qui passe. Elles ont percé l’écorce de l’arbre pour saisir sa chair vivante, pénétrer dans ses feuilles et courir avec la sève jusqu’aux cimes les plus hautes"…"C’est la fusion de l’homme avec le monde extérieur mais ces moments impérieux doivent être contenus, guidés sinon ils risquent de tout détruire"...
… "Cette plongée de l’âme dans la nature sera suivie d’une remontée pour parvenir au but désiré avec des pensées en termes intelligibles"…
…"C’est la recherche de la sincérité et du respect de la Nature".
Cette recherche, il la trouvera dans : l’harmonie de la composition, l’harmonie des lignes, l’harmonie des gammes colorées.
Ces toiles déclinent toutes cette triple harmonie.
C’est surtout en Bretagne que Fernand Le Chuiton a trouvé l’accord de sa personnalité avec la Nature.
Il y résidait souvent et faisait de fréquents séjours :
- à Brasparts, Châteauneuf du Faou,
- au Faouët (il figure sur la liste des peintres du Faouët).
Il a surtout peint dans le Léon :
- à Brest où il a été en service,
- à La Trinité-Plouzané où ses parents passaient la période d’été,
- au Conquet où il avait une maison d’été.
Dans son traité : "les peintres et la Bretagne", il écrit : "Les paysages bretons se prêtent admirablement à ce retour au bon sens et à un comportement humain vis-à-vis du monde extérieur, en un mot, à la réalité poétique des êtres et des choses".
Le dynamisme du paysage breton ne l’a pas dérouté : il en a perçu tous les effluves émanant du sol et les a soumises avec honnêteté aux règles communes au métier de peintre, ainsi qu’à celles que tout artiste extrait de lui-même.
C’est l’œuvre de tout artiste créateur.
Fernand Le Chuiton a été sensible à la magie des ciels bretons mouvementés et harmonieux.
Pour lui : "le ciel est un élément déterminant du paysage. Toute la lumière procède de lui mais il représente un élément qui doit être accordé à l’ensemble. Cette règle d’or doit être toujours présente à l’esprit du paysagiste, quel que soit sa tendance à se laisser emporter par le lyrisme".
La mer, ses rivages et ses ports font partie intégrante des paysages bretons.
Reflet fidèle des ciels, elle en épouse l’aspect et, par ses abers, pénètre dans les terres celtes pour en apporter les messages de l’Océan, sa lumière.
Dans le poème "Ciel et Mer" Fernand Le Chuiton écrivait :
"Je suis fatiguée de refléter sans cesse et toujours
Le ciel fuyant glissant au-dessus de mes flots.
Je suis jalouse et lasse de son âpre beauté
Qui m’oppresse de sa sauvage grandeur.
…
Ciel, grand ciel mouvant avec qui je vis
Depuis tant de siècles et tant de siècles encore
Dont j’épouse le cercle aux confins d’horizon,
Je t’aime pour tout ce que tu me donnes
La lumière splendide issue de ton astre rond
Lorsqu’il décrit sa courbe d’Orient en Occident,
Mais je te hais aussi pour ignorer,
Ô comble d’ingratitude,
Ou semble ignorer de feinte hypocrisie
Tout ce que tu me dois."
Cette présence maritime constante en Bretagne se retrouve dans l’habitat breton que le peintre a su comprendre :
- maisons trapues des fermes léonardes aux toits d’ardoises qui reflètent la lumière du ciel par leur luisance, si chère à l’auteur,
- chapelles aux clochers empreints d’une grave et profonde poésie.
Il aimait les arbres car ils vivent dans cette atmosphère bretonne, tordus par ces vents d’Océan.
Dans le poème "Arbres" Fernand Le Chuiton écrivait :
"Arbres qui sortez du sol pour lancer dans l’azur
Le cri d’espérance, de délivrance peut-être hors la terre nourricière,
Vers quel espoir aspirez-vous et quelle muette prière murmurez-vous
Dans l’immobile attitude qui vous fixe et vous rive ?
De vos troncs rigides ou courbés, étranges ou logiques
S’échappe la fin chevelue de vos branches d’hiver
Tremblant dans la lumière, Ou bien l’opulence verte de vos feuilles épanouies
S’étalant sous le soleil des printemps et des étés".
…
"Arbres qui balancez vos cimes,
Vous êtes les témoins impassibles de la vie
Qui déroule ses ondes multiples sur la terre étonnée
De cette suprême offrande.
Dites-moi le secret de vos arcanes végétales,
Le silence mystérieux mais si chargé de sens
Et qui, côte à côte avec nous, vous lance dans les sillons parallèles de la vie"…
Fernand aimait les effets de brume qui tamisent la lumière bretonne et mettent en valeur, par les gris, leur intensité lumineuse. Il en parle dans son traité : "le peintre et la Bretagne."
Dans le poème "Brume" Fernand Le Chuiton écrivait :
… "Brume qui s’effiloche sur les arbres dressés
Grisaillant l’herbe verte et mouillée
Des prés et des sentiers
Puis s’accroche avec ses perles d’eau
Aux ronces toutes hérissées
Et laisse cependant la lumière filtrée se glisser
En résonnances diaphanes qui s’épousent
Pour se fondre sur les guérets.
Est-ce rose, bleu, jaune ou violet ?
Mais je ne sais Et tout s’irise étrangement Tel un tapis en goutte d’eau tissé"…
Paysagiste dans l’âme
Dans son traité "le paysagiste parmi les peintres", il écrivait :
…"L'art du paysagiste requiert un sens particulier de la poésie ; une poésie empreinte de panthéisme capable de projeter l'artiste en un acte d'adoration envers la nature, de le faire communier avec elle sous les aspects de l'arbre et du sol, du ciel et des eaux, en un acte de foi païenne.
Le paysagiste devant son sujet est attiré par la beauté qui l'émeut ; sa sensibilité monte en diapason comme un moteur qui s’emballe ; elle le projette hors de son enveloppe charnelle, anticipation de notre destinée future lorsque nous retournerons au grand tout dont nous sommes issus. L’artiste se dépasse lui-même pour s'identifier avec son dieu, et aussi le transformer pour le faire à son image et lui imposer les normes qu'il éprouve comme essentielles pour le recréer sur un modèle nouveau qui lui paraît inéluctable.
Recréer le monde, sentiment complexe où se mêle, avec un sentiment d'adoration humble et soumise devant la nature, une pointe d'orgueil, qui le pousse à vouloir lui imposer sa marque, la marque humaine, ceci parfois, inconsciemment au début de la contemplation ; alors un instinct sûr et puissant ouvre la voie, puis il se fait de plus en plus raisonner pour aiguiser et amplifier le sens imprimé à l'œuvre.
Dans toute œuvre d'art il est absolument nécessaire de retrouver cette projection de l'âme de l'artiste sur son sujet"…
Puis il écrivait dans "son traité du paysagiste" :
…"Le voilà l'homme que je considère, peintre avant tout, sachant triturer la couleur sur sa palette pour la plaquer toute vibrante sur la toile.
Il est instruit des harmonies colorées et de leurs accords plus ou moins subtils, d'instinct ou par étude : peu importe.
Il connaît les synergies des gammes colorées, leurs stridences et leur pouvoir énergétique, puis les douceurs des teintes neutre et mourantes qui s'alanguissent sur la toile pour mieux mettre en valeur des éclats fauves résonnant comme des cuivres.
Il connaît toute la cuisine du peintre, les rythmes linéaires, ondulants, circulaires, tourbillonnants avec les appels, les correspondances de volumes et des surfaces.
Il est instruit de tous les artifices qui érigent en vérité les faux-semblants, le trompe-l'œil.
Bref, il possède à fond le métier du peintre. Le voici en pleine nature, seul, tout seul avec le ciel, la terre et les arbres, avec cette atmosphère mouvante qui irise la matière et vibre sans arrêt.
C'est un monde de formes et de couleurs perpétuellement mobile, où tout se modifie d'un instant à l'autre.
Il est absorbé par le cosmos dont il se sent partie intégrante. Les frontières qui lui donnent la mesure et la taille de sa personne et qui le déterminent dans l'espace et le temps ont reculées. C'est alors que les essences et les esprits contenus dans son enveloppe charnelle s'échappent pour prendre part aux mouvements d'univers et à la sarabande des atomes et des molécules qui s'entrechoquent"…
…"Je viens d'envisager la première phase contemplative, la fusion de l'âme de l'artiste dans le paysage, puis le premier choix des formes des lignes et des couleurs les mieux adaptées à son tempérament. Il pourrait en rester là, plongé dans une crise de mysticisme et tout oublié, enveloppé, fondu dans un nirvâna bienheureux, dans une extase où sa chair vivante s'amalgamerait à celle des arbres, cachée sous l'écorce, son sang bondissant se perdrait dans le fleuve des eaux de l'Univers avec la sève des plantes, son cœur battant au rythme des pulsations cosmiques."
Ce serait l'oubli de sa qualité d'homme, la disparition de sa personne pour assurer le triomphe de la raison impersonnelle comme l'a déjà dit Lautréamont dans un tout autre but.
Après cette première phase du travail de l'artiste, il y a autre chose.
Une force le pousse, force puissante, impérative qui le prend par la main : un commandement précis l'incite à agir. Cette somme de sensations fulgurantes s’agite en lui et doit prendre forme pour devenir la réalisation de l'œuvre, l'œuvre qui lui est commandée par le génie de la race à laquelle il appartient et aussi, par celui de la Nature dont il procède en définitive.
Il doit produire une toile faite évidemment pour lui, mais aussi pour les autres. Lautréamont a dit : "la poésie doit être faite pour tous, non pour un".
Le poète, le peintre, sont des messagers désignés pour exprimer cette activité informulée qui se devine dans tout l'Univers.
"Voici la joie ronde et parfaite
La joie des arbres grandissant,
Montez plus haut que votre ivresse
Par de là les vies et les morts
Entrez dans l'immense jeunesse".
(Claude Stéphane)
Oui, il doit monter plus haut que son ivresse pour traduire ce qui lui est ordonné"…
La Bretagne : sa terre natale et de prédilection
Pourquoi la Bretagne est-elle sa première source d’inspiration ?
Dans son "traité du paysagiste", il écrivait :
…"Je crois que le paysagiste ressentira les plus grandes affinités avec lui-même dans son propre pays : c'est là qu'il devra planter son chevalet. Il peut, certes, tirer profit de changement s'il éprouve le désir d'une variation de thèmes pour son émotion. Les voyages enrichissent l'esprit, mais il lui sera utile de méditer dans son village car c'est en lui-même, dans sa sensibilité propre, qu'il doit puiser l'essentiel pour son œuvre.
La sensibilité profonde fait communier l'homme avec la Beauté ambiante. On naît paysagiste ou on ne le sera jamais malgré toutes les études les plus poussées. La technique picturale est, certes, nécessaire pour peindre un paysage mais l'essentiel c'est d'avoir l'émotion"…
Le visage multiple de la Bretagne
Il écrivait dans son traité "le peintre et la Bretagne" :
…"Quel est donc le charme de cette péninsule située au bout de l'Europe dont l'atmosphère si personnelle crée chez ses enfants, et chez beaucoup d'étrangers venus y habiter, un envoûtement persistant ?
Je n'en veux pour exemple que le délicieux poète Saint Pol Roux, issu de Provence, province enchanteresse, qui se fixa à Camaret et fut séduit par le lyrisme breton.
La Bretagne, vieux pays de l'ère primaire, existait déjà alors que de nombreuses terre étaient englouties dans l'Océan. Elle était autrefois couverte de hautes montagnes actuellement remaniées, transformées par l'action des eaux, l'érosion éolienne atmosphérique. Le Méné-Bré, le Menez Hom sont les vestiges des ces hauts sommets et en conservent encore l'allure majestueuse. La grandeur ne s'oublie pas : elle persiste, inscrite dans le sol et en devient encore plus émouvante à travers les stratifications de l'histoire.
Ce pays est granitique, d'une roche dure et compacte, difficile à entamer. Ses lignes volontaires sont inscrites dans les courbes du sol. Ses silhouettes précises, condensées, se profilent sur l'horizon. Des micaschistes existent aussi avec leurs éclats d'argent vif dont les mille facettes réfléchissent la lumière du soleil.
Le spectacle de ces falaises bretonnes, toutes brillantes comme un argent clair lorsqu'elles s'irradient sous le soleil des belles journées d'automne, est éblouissant.
Falaises de Morgat, des Tas de Pois, du Conquet, ...
L'Océan entoure et baigne cette terre en la pénétrant de toutes parts au rythme des marées remontant les abers innombrables. Il la tonifie avec son atmosphère iodée chargée d'ozone. Ses brumes mouvantes l'initient à la vie magique du rêve : étrange mélange de force et de songe où la lutte est quotidienne pour la défense du sol contre les assauts furieux des flots, en particulier pendant les "mois noirs" avec ses tempêtes déchaînées.
C'est aussi les longues et pensives réflexions du ciel dont la couleur se joue et se marie avec celle des fonds de sable fauve ou avec ceux d'algues brunes et vertes au cours des mois heureux.
Le vent, le grand vent, balaie les miasmes, lance dans le ciel, en courses échevelées, des images aux formes les plus fantastiques que l'on puisse contempler. Je conserve le souvenir de certains de ces ciels légendaires aux sommets des Monts d'Arrée, près du Roc Tréverzel, ou sur la mer, au-delà de la Pointe Saint Mathieu.
Pays de vent, mais aussi d'humidité qui imprègne tout avec ses mille gouttelettes ténues réfractant comme des prismes multiples, les lumières colorées en leur faisant acquérir une qualité précieuse : elles revêtent les plus humbles choses d'un prestige qui les transforme en de véritables joyaux. Il faut avoir vu ces effets de brume jouant avec les rayons du soleil sur le sable humide des plages et des grèves, couvrant le roc dur aux arêtes brutales d'un voile transparent. Les bleus et les violets se marient heureusement aux bruns et aux ocres fauves.
Pudiquement, ces effets de brume s'effacent lorsque la lumière exige son entrée triomphale.
Sous une apparence d'uniformité, rien n'est plus divers que les régions qui composent la Bretagne et il existe une multiplicité de tons dans l'unité de la couleur locale. Cette unité est bien ressentie lorsque, venant de Normandie, du Maine ou du Sud, on aborde la province. La personnalité du pays vous saisit et imprime sa marque par un aspect plus sévère et plus rude avec un dépouillement évident de tout ce qui n'est pas nécessaire à l'éclosion de l'émotion dans sa forme pure. C'est le dédain des lignes et des formes faciles. La couleur du ciel, les lignes plus simples du terrain marquent avec netteté, la structure du sol. Les arbres penchés par le vent d'ouest et couchés par les rafales, ont souvent des formes déchiquetées, un peu fantomatiques. Yann d'Argent les a représentés transformés en Korrigans issus du sol.
Cette personnalité du pays se retrouve aussi dans le Cotentin qui fait d'ailleurs partie de la péninsule armoricaine, géologiquement parlant".
L’osmose du peintre avec la poésie du pays breton
Dans son traité "le peintre et la Bretagne", il écrivait :
..."Le paysagiste sera-t-il dépaysé s'il vient des pays du soleil, de ces régions où la couleur domine et chante son rythme ardent dans l'embrasement des choses où, maîtresse absolue, elle dévore les contours et s'exalte en harmonies brûlantes ?
Il le sera aussi sans doute s'il vient de ces pays calmes où la raison domine, où chaque chose a sa place déterminée, sans heurt, dans un équilibre de formes et de rythmes, là où les grandes forces de la nature, la pluie, le vent et l'orage n'ont pas imposé au sol et à tout ce qui dérive, une lutte constante et soutenue. Le paysagiste sera dérouté par le dynamisme breton.
Mais il le sera plus s'il aborde la péninsule, imbu de toutes ces théories sophistiquées, s'il a l'esprit et le cœur barbouillés d'un jargon métaphysique où la raison chavire sous les flots obscurs d'un galimatias qui ne se prend pas lui-même au sérieux.
Le paysagiste devra abandonner tous ces faux-semblants, toutes ces clinquantes verroteries pour aborder d'un cœur pur les rivages bretons. Il lui faudra abandonner tous les masques pour établir cette osmose avec la nature nécessaire à l'élaboration d'une œuvre valable.
Telle sera la condition essentielle pour pénétrer et comprendre l'enchantement armoricain, sinon seul le côté superficiel du spectacle sera saisi et le paysagiste ne pourra que s'appuyer sur le phénomène sans aller jusqu'au noumène.
Peut-être objectera-t-on que la sensibilité ne peut atteindre l'au-delà des apparences constituant le phénomène : c'est une erreur, car il existe un mode de connaissance sensible qui dépasse parfois la raison et permet d'atteindre les frontières interdites aux concepts humains.
Le peintre devra se laisser pénétrer par toutes les effluves émanant du sol breton.
Au début sera la période d'imprégnation et d'analyse pendant laquelle il s'abandonnera à ces effluves afin qu'elles puissent exercer leur travail sur sa sensibilité et lui permettre d'élaborer son œuvre.
Par la suite, le peintre devra coordonner tous ces courants pour les soumettre aux règles picturales, d'abord aux règles qui constituent le fond commun du métier du peintre, recettes transmises de générations en générations, puis à celles qui lui sont personnelles, que tout artiste extrait de lui-même, qu'il élabore à partir de sa substance même par un acte de nécessité transcendantale. C'est ainsi qu'il devient véritablement un créateur, un artiste et non plus seulement un artisan.
Il ne convient pas d'attacher un sens péjoratif à ce terme d'artisan, bien au contraire. Les qualités artisanales sont nécessaires au peintre. Elles constituent les fondements sur lesquels il bâtit son œuvre et sans lesquels elle n'aurait aucune solidité. Son œuvre serait un château de cartes emportées par les plus légers souffles. Une maison, construite sur un sol argileux, verrait vite s'écrouler ses façades si harmonieuses soient-elles.
Il est cependant évident que l'artiste, véritablement créateur, devra dépasser ce stade pour atteindre plus haut et s'engager dans les régions supérieures d'un art digne de ce nom. Dans ce but, il devra extraire de son être intime les règles qui lui permettront de se dépasser lui-même.
Dans une vue synthétique d'ensemble, le peintre contemplera d'abord les lignes du paysage pour en dégager les structures essentielles, celles qui se retrouvent partout dans le pays, cachées ou plus ou moins évidentes mais toujours présentes cependant. Il saisira l'atmosphère générale baignant l'ensemble, la couleur du ciel et ses rapports avec le sol et l'eau.
L'étude du ciel devra être dominante : c'est de ces cieux bretons incomparables qu'il tirera peut-être le meilleur de son œuvre. Ciel de lande, ciel sur mer : pour le paysagiste le ciel est peut-être le personnage principal de la composition.
Parfois une atmosphère grise de crachin peut, pour des yeux non avertis, paraître sans intérêt, mais elle recèle des trésors pour ceux du peintre. Toutes les milles nuances se jouent et s'enchevêtrent l'une dans l'autre, aussi complexes que les fils d'un écheveau de laine qui se déroule. Dans ce gris, soudain le trait perçant, nostalgique d'un rayon de lumière humide, hésite à déchirer la brume. Quelle poésie dans cette brume ! Elle enveloppe toute chose, comparable à une musique assoupie et vieille comme le monde, riche de ses expériences qu'elle enserre en ses méandres.
N'est-elle pas la grande pourvoyeuse de la vie qui, sans elle, serait impossible ? Elle monte des prairies, du creux des vallons, elle estompe les arbres et donne aux horizons ces résonances pensives, ces aspects émouvants capables de tous les développements sensibles.
L'artiste contemplera aussi les cieux mouvants chargés de cumulus que charrient les vents d'ouest. Il disséquera, pour les recomposer ensuite, ces masses architecturales se formant puis se déchirant sans cesse, créant des rythmes de volume d'une richesse extraordinaire. Avec les éclatants nimbus, la lumière se condense, lumière irisée comme une gorge de tourterelle ; parfois, de légères apparences diaphanes imperceptibles seront pudiques comme des songes de jeunes filles.
Le soir, tout s'avive lorsque le jour s'achève en apothéose, surtout pendant les mois d'automne, tels des feux d'artifice qui surpassent de loin tout ce que peut inventer la palette d'un peintre, serait-il le plus surréaliste ou même abstrait.
Parfois la couleur pure triomphe avec des passages de tons à tons les plus rares et aussi des évanescences subtiles de gammes colorées, puis des accrocs brusques attirant l'émotion, ou des dissonances subites créant le choc vivifiant qui ranime le rêve en passe de s'endormir. Apothéose de couleurs et de formes qui se créent, imprévisibles dans un enchantement miraculeux.
Des voiles de pluie viendront parfois diffracter la couleur ambiante, mêlant le mystère au jeu des ombres et des lumières. Ces voiles de pluie laissent après leur passage fugitif une exquise saveur aux trous d'azur du ciel qui plongent dans l'infini : c'est le bleu après la pluie si bien chanté par les poètes chinois et les peintres décorateurs de céramique et de poteries de ce pays.
Certains jours, les cieux seront d'orage, cieux dynamiques de tempête qui grondent comme des basses puissantes, courbant les arbres, soulevant les vagues pour déchaîner toute la puissance des forces élémentaires. C'est le choc et le fracas guerrier des blocs qui se heurtent en chevauchées épiques.
Certains cieux sont limpides, se reflètent dans l'eau calmée de la mer qui ne songe qu'à capter les taches du soleil, taches blondes sur le bleu qui s'opalise.
On n’en finirait pas de décrire tous ces aspects du ciel breton. Ils sont, pour le paysagiste, une source sans fin d'émerveillement. Le ciel est un monde pour lui où il doit puiser sans cesse pour reprendre ses forces.
Antée s'appuyait sur la terre pour se fortifier, mais c'est au ciel que le peintre, sans dédaigner le sol, devra demander son tribut de gloire car c'est lui qui commande le paysage, lui seul et par sa lumière épandue. Il est la grâce efficience et, comme dans un couple réussi, il est la femme qui porte le charme tandis que son compagnon représente la force.
L'étude de la mer, des falaises, des plages sera très profitable au peintre. La mer est le reflet fidèle du ciel et en épouse l'aspect. Par le mouvement de ses vagues, de sa houle, il recherchera l'équivalent plastique qui traduira son rythme détruit par l'immobilité. Il observera aussi les milles teintes irisées de l'écume se repliant en volutes gracieuses à la crête des vagues, ou venant mourir sur le sable et les roches. Ce sont là mille motifs de réflexions, et le peintre devra éviter de tomber dans la plate interpénétration de la marine banale imprégnée de poèmes au rabais.
Les paysages de terre devront faire l'objet d'une étude approfondie. Les grandes lignes dominantes du sol seront dégagées ainsi que le profil des falaises sur le ciel, celui des collines à l'horizon, la forme des arbres, la structure de leurs branches. C'est là que l'œil exercé du peintre perçoit, avec évidence, l'individualité de chaque pays dont il doit s'appliquer à remarquer avec force le caractère propre.
L'artiste regardera longuement les maisons bretonnes si particulières avec leurs pierres de granit ou de schiste reliées entre elles par du mortier de chaux. Maisons basses trapues avec leurs toits d'ardoise d'un bleu si rare qui prend, sous les reflets du ciel, les nuances les plus précieuses, ou qui forment un damier avec les sertissures de mortier blanc entourant les ardoises souvent recouvertes de lichen orange. Ces toits seront sources de poèmes plastiques où le peintre trouvera les ressources de son inspiration.
Non seulement les maisons, mais tous les monuments, les vieux châteaux, manoirs, sont caractérisés par leur aspect solide, bien accrochés au sol dont ils dépendent.
Les églises, les clochers si chers à Botrel sont empreints d'une grave et profonde poésie. Il ne faut pas évidemment tomber dans la Bretonnerie des clochers à jour.
Les vieux calvaires de Saint Thégonnec, de Guimiliau, de Pleyben, de Plougastel Daoulas avec leurs statues de granit si expressives de l'art breton direct, seront aussi l'objet d'une étude qui apportera un grand bénéfice au paysagiste. Citons aussi les admirables monuments à la mémoire des morts de la guerre dont nous sommes redevables au grand talent de sculpteur de Quillivic.
Nous recommandons au peintre l'étude de la figure humaine avec celle des personnages. Il n'y a là aucun paradoxe et je crois qu'un paysagiste tirera toujours grand profit pour son art de l'étude du portrait. La Nature est un grand ensemble dans lequel les phénomènes et les causes s'imbriquent et s'emmêlent à l'infini répercutant leurs effets les uns sur les autres.
Chaque type humain est adapté à la contrée où il vit : il en est le produit au même type que les arbres, les végétaux. Comme eux, il en subit l'atmosphère.
Des analogies sont évidentes le caractère du paysage et la morphologie des habitants. Celle-ci répond d'ailleurs à la personnalité profonde des êtres.
L'artiste saisira toutes ces correspondances nuancées et en bénéficiera pour son œuvre, même s'il la consacre au paysage. L'influence tellurique sur le visage humain est certaine. Un homme implanté dans une contrée du globe ne s'adapte-t-il pas au type régional ? Ses habitudes modifient ses gestes coutumiers, la structure de son corps, l'aspect de son visage, celui de son regard s'accordent peu à peu à ceux du type humain originaire du pays. N'est-ce pas ce que l'on a pu constater chez les européens immigrés en Amérique ? Le même phénomène se retrouve chez les européens transplantés depuis de longues années en Extrême Orient : peu à peu, ils virent au type Touranien.
Le paysagiste devra s'astreindre à faire des portraits des types humains de la région. Non pas seulement des œuvres superficielles qui s'arrêtent à la surface de la peau, mais des études psychologiques dans lesquelles il devra rechercher les tréfonds de l'âme consciente et du subconscient.
Les types humains d'un certain âge seront observés avec profit : ceux dont l'aspect a été profondément modelé par les influences du pays et dont les signes plastiques traduisent le mieux l'âme régionale. L'artiste peindra des hommes âgés, des vieilles femmes au visage buriné par la vie et dont chaque accent révèle une particularité, un symptôme
Ne voit-on pas de grands paysagistes atteindre dans l'art du portrait, une maîtrise incomparable ?
Les figures peintes par Van Gogh, celles de Corot, ne sont-elles pas là pour témoigner ?
L'homme n'est qu'un accident de la nature, un accident magnifique, mais il en dépend intimement.
Ainsi notre peintre est entré en communion parfaite avec la poésie du pays breton. Les phénomènes d'osmose se sont accomplis, il n'y a plus de barrière entre lui et la Nature. Il est en état de réceptivité émotive. C'est une affaire entre son art et elle.
Le travail constructif doit alors commencer pour l'élaboration du poème plastique, poème à la gloire de la Bretagne"…
Dans un article du "Cercle d’Histoire Locale" consacré au peintre F. Le Chuiton, le critique d’art Jacques RONGIER écrivait à son propos :
…"Inlassablement, tout au long de notre promenade, l'artiste instruit notre regard :"
…"Le spectacle de ces falaises bretonnes, toutes brillantes comme un argent clair lorsqu'elles s'irradient sous le soleil des belles journées d'automne est éblouissant"…
"C'est aussi les longues et pensives réflexions du ciel dont la couleur se joue et se marie avec celle des fonds de sable fauve ou avec ceux d'algues brunes et vertes …
« Pays de vent, mais aussi d'humidité qui imprègne tout avec ses mille gouttelettes ténues réfractant comme des prismes multiples les lumières colorées, en leur faisant acquérir une qualité précieuse : elles revêtent les plus humbles choses d'un prestige qui les transforme en de véritables joyaux"…
"Il faut avoir vu ces effets de brume jouant avec les rayons du soleil sur le sable humide des plages et des grèves, couvrant le roc dur aux arêtes brutales d'un voile transparent : les bleus et les violets se marient heureusement aux bruns et aux ocres fauves. Pudiquement ces effets de brume s'effacent lorsque la lumière exige son entrée triomphale"…
"Ayant instruit notre regard, Fernand LE CHUITON va maintenant établir entre nous une relation plus intime. Ne sommes-nous pas devenus ses amis ?... Et il nous explique sa démarche créative :" …
"Au début sera la période d'imprégnation et d'analyse pendant laquelle le peintre s'abandonnera à toutes effluves venant de son observation, afin qu’ils puissent exercer leur travail sur sa sensibilité et lui permettre d'élaborer son œuvre"…
"Par la suite, il devra coordonner tous ces courants pour les soumettre aux règles picturales, d'abord aux règles qui constituent le fond commun du métier de peintre, recettes transmises de générations en générations ; puis à celles qui lui sont personnelles, que tout artiste extrait de lui-même, qu'il élabore à partir de sa substance même par un acte de nécessité transcendantale : c'est à dire qu’il devient véritablement un créateur, un artiste, et non plus un artisan".
"Il est évident que l'artiste devra s'engager dans les régions supérieures d'un art digne de ce nom, dans ce but il devra extraire de son être intime les règles qui lui permettront de se dépasser lui-même"…
*"Ainsi les phénomènes d'osmose seront accomplis et le poème plastique réalisé"…
La Bretagne livre ses secrets à l’artiste s’il ne la trahit pas
Dans son traité "le peintre et la Bretagne", il écrivait :
…"Pour ne pas trahir la Bretagne, il faut répudier tout ce snobisme.
Le paysagiste devra réfléchir en lui-même les aspects de la Nature où il aura puisé son émotion. Il les décantera pour leur trouver une forme parfaite correspondant aux nécessités primordiales de son art. Cette forme ne devra pas trahir le sujet qu'il s'est proposé. Le compromis qui permet de fondre les deux apports doit être trouvé : l'apport intrinsèque et l'apport extrinsèque seront unis en un amalgame parfait digne de l'artiste et du pays qu'il veut traduire. L'œuvre sera alors sauvée de la simple anecdote, du bavardage insipide qui ne veut rien dire par lui-même et qui deviendrait irritant à la longue.
La métamorphose plastique devra donc porter en elle son plein accord poétique, mais il faut en préciser l'écueil : elle ne doit pas être trop envahissante, ni torturer le réel jusqu'à la grimace, ni devenir trop simpliste en sa rigidité géométrique.
Toutes les nuances, tous les aspects, depuis la réalité pure jusqu'à la fuite dans l'abstraction, en passant par tous les stades de la déformation, existent. Où s'arrêter et où poser la marque définitive de l'artiste sur l'œuvre accomplie ?
Je crois que, dans les œuvres dites de composition, (celles qui ne visent qu'à donner une solution à des problèmes de forme et de rythme, celles qui n'ont pas souci du contenu réel) l'on peut admettre une transformation très poussée, à condition que l'émotion esthétique naisse spontanément de la contemplation de l'œuvre.
Par contre, pour les portraits et pour les paysages, il n'en va pas de même.
Pour les premiers, le caractère psychologique du sujet étudié doit être accusé par de judicieuses déformations pouvant atteindre même le stade caricatural. Il faut cependant que le visage représenté conserve l'apparence humaine. L'on a pu dire, à juste titre, qu'il fallait représenter l'homme et ne pas le mépriser au point de le traiter comme une abstraction.
La même attitude sera de mise pour le paysage. Là aussi, si l'on veut trop forcer, l'on dépasse le but et l'on risque de se perdre dans les espaces glacés de l'abstrait alors que la réalité est si belle !
Si le peintre doit respecter l'Homme, son frère, il doit avoir la même attitude vis-à-vis de la Nature, sa mère.
La Bretagne ne se prêterait guère à ces jeux gratuits, elle s'en vengerait par la plus complète indifférence pour son auteur. Elle est trop fière pour permettre un tel attentat à la personnalité.
Par contre, elle livrera volontiers son secret à l'artiste qui modèlera sur elle ses recherches plastiques avec tact, intelligence et sensibilité véritable. Si, chez le peintre, elle devine une entière sincérité, elle le guidera dans ses recherches pour se laisser magnifier. Elle n'admettra ni contorsion ni grimace.
Faudra-t-il porter à son paroxysme coloré le ton local, le faire hurler sans retenue, l'exalter jusqu'à la couleur pure ? Il est de mode actuelle d'utiliser la couleur telle qu'elle est en son uni science première sortant du tube, puis de l'étaler par grands "à plats". L'on ne peut nier l'effet décoratif obtenu parfois par cette technique. Convient-elle au paysagiste qui veut traduire les pays bretons où les gris forment les dominantes essentielles ? Gris aux nuances infinies qui marient leurs harmonies colorées avec mille dérivés subtils des tons les plus rares.
Ces gris sont le triomphe du peintre. N'ont-ils pas fait la gloire des plus grands paysagistes : Boudin, Corot, Lebourg ? C'est par eux, par leur qualité, qu'ils ont exprimé le meilleur de leur personnalité.
N’existe-t-il rien de plus émouvant à contempler que de belles gammes de gris s'exaltant au contact de quelques beaux éclats de tons purs ? Ceux-ci, par contraste et opposition, y gagnent toute leur valeur.
Les gris témoignent de toute la complexité et de la profondeur de l'observation. Ils accordent, mieux que toute autre couleur, le rêve à la réalité. C'est là le but unique de l'œuvre d'art"…
... "Tel est ce que la Bretagne pourra enseigner à un artiste qui s'approchera d'elle avec ferveur et humilité pour y puiser la source de son inspiration et y créer une œuvre de qualité.
Si par orgueil, l'artiste voulait lui imposer ses règles préétablies artificielles, la Bretagne ne se laissera pas brutaliser.
Par contre, elle lui livrera ses secrets et lui infusera sa force et son charme s'il se présente à elle respectueux et sincère, délivré de toutes ces valeurs maléfiques qui empestent les cénacles".